La guerre n’est ni fraîche ni joyeuse. Jamais. Nulle part. Elle est au contraire ce moment d’ultraviolences et d’actes collectifs ou isolés, innommables. C’est cet innommable que Jean-Michel Espitallier, dans une langue crue, sans affect, froidement descriptive, tente de nommer. En explorant exclusivement le point de vue des tueurs.
Son livre se présente sous la forme d’une succession de scènes, réelles, de tueries, tortures, lynchages, exécutions sommaires intentionnellement non identifiées (pour les débarrasser de tout a priori historique et politique), scènes ponctuées de paroles de tueurs – petites mains ou hauts dignitaires – happés par ce que Günther Anders appelle « la chance de l’inhumanité impunie ». Il apparaît que la légalité, illusoire, et le sentiment d’impunité offerts par le cadre guerrier ou politique défoulent d’inquiétants instincts, d’effroyables jouissances et font céder les constructions culturelles, religieuses, philosophiques, psychologiques qui font de nous des êtres humains. Sauf exception, le tueur n’est pas un psychopathe, c’est monsieur tout-le-monde. C’est chacun de nous. On pense évidemment ici à « la banalité du mal » formulée par Hannah Arendt à l’occasion du procès Eichmann.
Aucune explication, aucune analyse, dans ce livre sans filtre. Juste des actes et des paroles. Comme des images. Mais des images passées dans l’écriture et, pour cette raison, glaçantes. Qui doivent aussi nous interroger sur nos capacités à résister au défoulement de nos ressentiments, de nos colères, de nos haines. À résister à « ça ».
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À lire « Tueurs », dans lequel l’accumulation chère à l’auteur mène le réel à saturation, on pense à « Malaise dans la culture », pourtant écrit en 1929, donc avant les grands génocides des décennies suivantes, dans lequel Freud analyse la pulsion de mort à l’œuvre en chacun et en tous, toujours et partout. Et ce sont les victimes de cette destructivité, enfin rendues à la parole, qui referment le livre d’Espitallier et nous interpellent, nous qui regardons souvent ailleurs et « qui n’entendons pas qu’on crie sans fin ».
Iconoclaste et dérangeant, « Tueurs » s’obstine à décrire froidement, avec une neutralité qu’on voudrait impossible, ce que les conflits politiques et sociaux autorisent d’inhumanité.
« Tueurs » maintient une langue strictement descriptive – si blanche qu’elle en devient aveuglante, alors qu’elle impose à la conscience qu’on tue aveuglément dès que le contexte semble l’autoriser. Glaçant.
Le livre de Jean-Michel Espitallier suscite une réflexion dont il faut bien dire qu’elle ne nous divertit pas de notre condition (au sens pascalien du terme). En ce sens ce livre est en même temps épreuve et nécessité.
La nouvelle œuvre de Jean-Michel Espitallier, Tueurs, pousse la poésie dans ses plus sombres retranchements. Alternant la description résolument clinique d’images d’exactions et la reproduction sans commentaires de citation d’acteurs des multiples « théâtres d’opération » des dernières décennies, le lecteur tourne la page comme il avancerait de quelques mètres dans une salle d’exposition sombre et sonore, remplie d’écrans vidéo qui le précipitent dans le vif du sujet, c’est-à-dire le vif de la mort, la mort à l’œuvre, à l’instant où elle se donne et si souvent dans les rires.
À lire en entier ici : https://aoc.media/critique/2022/06/02/mourir-de-rires-sur-tueurs-de-jean-michel-espitallier/
Tueurs est un livre épouvantable et ce qualificatif est malheureusement un compliment.
Si l’effet général est la sidération, cet effet implique une pensée, un questionnement, des affects qui permettent la pensée et l’investissement d’une subjectivité, c’est-à-dire l’inverse d’une passivité. Avec Tueurs, Jean-Michel Espitallier nous donne quelque chose à percevoir, à penser, autant que quelque chose à combattre, quelque chose à détruire. Un combat pour des sujets humains.